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Triptyque, Tour Saint-Aubin d'Angers

Avec ses gestes parfois tortueux, Philippe Daney m'explique la manière dont il fabrique ces nouveaux miroirs. Il façonne le tain du verre, le coulant sur des moules formés et déformés en plâtre. Cette pâte de verre sèche et se transforme en miroir-sculpture qui enrichit sa simple fonction de réflexion de mille et mille autres intentions.

 

Ce projet de miroirs pourrait me paraître une étape tout à fait nouvelle dans ce que je connais du long développement de la recherche que Philippe Daney entreprend. En fait j'ai l'idée de le voir s'approcher, de plus en plus près, de ce qu'il a sans doute cru avoir aperçu au cours de ses visions obscures, courant esseulé dans les forêts bretonnes, voguant dans ces barques voilées sur nos côtes agitées, Philippe Daney reste à la fois catcheur et alchimiste. Il doit se triturer les matières, de briser la logique des objets, il se tient attentif derrière les larges épaules des artisans pour, en écarquillant les yeux, suivre ce malaxage de ce qu'il a sans doute cru aperçevoir et qui l'a déjà amené à passer de ces objets Tebong, "beaux objets pour tous", à ces mises en scènes de pièces de théâtre dans lesquelles la lumière peu à peu devint un des principaux personnages. La lumière, nous y voilà donc bien, c'est un des plus essentiels moteurs qui impulse toute la recherche de Philippe Daney ; ne serait-ce pas cette lumière qui donne âme aux choses de la vie ?

 

Ces choses de la vie, ces choses indicibles de la vie que Philippe Daney sait, oh combien, voir, sentir, faire ressentir. Vase lumineux, pouf lumineux, luminaire extensible, il suffit de se balader un peu dans les catalogues de ses créations pour trouver ce "focus" récurant ; la vie d'un espace est baignée ou non de lumière, l'espace est lumière. Si les lampes et lampadaires représentent une part importante de la création de ce designer, chacun de ces objets reste une nouvelle approche, une autre tentative pour répondre à la question posée par la problématique de l'espace ; donner un espace à vivre dans lequel, paradoxalement, c'est la lumière qui créerait l'espace au point d'en faire oublier l'objet lumineux. Designer, ce n'est pas l'objet en soi que poursuit Philippe Daney mais l'esprit qui mène à la création de cet objet, de ce dessinateur d'espace.

 

Il ne faut pas oublier que l'architecture a tout d'abord passionné Philippe Daney et que ses travaux portent toujours l'empreinte du regard de l'architecte non plus dans son évidence du construit mais toujours dans son rapport aux proportions et à l'espace. La fenêtre reste pour lui bien sûr le principal luminaire qui apporte la lumière changeante de chaque lieu. Dans une Tour aux murs aveugles, comme celle d'Angers, où ces nouveaux objets se retrouvent, il me paraît une suite fort logique d'être face à des miroirs mais des miroirs qui enferment toute cette recherche intuitive et philosophique qui constitue le fil d'Ariane du travail de ce poète, de cet alchimiste.

 

À cette réflexion sur l'espace, Philippe Daney introduit une autre composante essentielle qui est celle du temps. Par un jeu scénographique, au centre de cet espace de l'exposition, l'artiste étale au sol un banal miroir dans lequel une projection de la tour de l'horloge de la gare de Lyon à Paris se réverbère et reflète les magnifiques arches de la voûte du plafond, les heures passent, et cette Tour Saint-Aubin proche de la grandiose cathédrale d'Angers, devient beffroi et non pas clocher rendant ainsi au peuple citoyen l'apanage du temps qui s'écoule et rythme une journée de travail.

Ces miroirs aux murs de cette Tour Saint-Aubin interpellent celui qui les regarde et posent la question identitaire ; "Qui es-tu, toi qui te regardes ?". Ces jeux de formes, cette pâte de verre coulée sur cet objet fractal en plâtre, nous sommes bien au-delà de ce qu'il est commun d'appeler "design", l'objet est individuel, création unique non pour la valeur vénale de l'objet en soi mais pour la rencontre alchimique et humaine du spectateur avec lui-même. Ce perfectionniste sans en avoir l'air est un véritable designer expérimental, s'il pense créer des séries d'objets, Philippe Daney inventera une machine pour faire en sorte que ces objets soient des pièces uniques ! Ces objets participent de sa propre respiration, il crée comme il respire, avec les mains dans le faire ; L'objet, posé au mur interroge : miroir brisé aux mille facettes de l'âme humaine, chaque miroir se doit de trouver le regard lui correspondant, l'autre qui saura se reconnaître dans les brisures, les reliefs, les "déformages" qu'apporte la vie à chacun dans cette grande aventure du quotidien.

 

Cette exposition nous propose, à nous visiteurs, une quête personnelle. Le statut propre de ces objets, entre sculpture ou Design, importe peu ; Cette exposition rassemble un parcours initiatique qui, dans cette architecture particulière sait nous interpeller et nous permettre, peut être de mieux apprendre à regarder, à regarder les objets et surtout le sens de ces objets qui disposés ici et là pourraient se résoudre en une énigme posant la question de l'identité du regardeur. L'objet bien évidemment est un prétexte qui nous permet peut-être de passer de l'autre côté...

 

- Philippe Hardy pour le livre Tryptique

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